Les Echos n° 20982 du 27 Juillet 2011 • page 9
L e visionnaire des jeux vidéo. Placé malgré lui à la tête de Nintendo, ce patron japonais atypique par sa façon de vivre et sa liberté de ton a fait d'une entreprise spécialisée dans les jeux de cartes depuis 1887 un géant mondial des jeux électroniques.
Les Game Boy, c'est lui.
Comme Donkey Kong, Mario, Zelda ou Pokemon. Pendant plus d'un
demi-siècle, de 1949 à 2002, Hiroshi Yamauchi a dirigé d'une main de fer
le groupe Nintendo, faisant de cette vénérable entreprise spécialisée
dans les jeux de cartes l'un des leaders mondiaux des jeux
électroniques. Etonnante histoire que celle de cet homme atypique aux
intuitions géniales, que rien ne destinait à devenir l'un des plus
grands chefs d'entreprise de ce siècle.
Pour comprendre l'ampleur
des mutations accomplies par Yamauchi à la tête de Nintendo, il faut
remonter très loin en arrière, en
1887. Cette année-là, Fusajiro
Yamauchi crée à Kyoto une petite fabrique de Hanafuda, un jeu de cartes
pour adultes typiquement japonais. Alors que le Japon est en pleine
révolution Meiji -marquée par l'ouverture sur le monde et le
développement des échanges avec l'Occident -et que les moeurs
s'assouplissent, l'homme a compris qu'il y avait un marché à prendre
dans le domaine des jeux. Intuition payante. La société Nintendo -«
Laissez la chance au ciel », en japonais -connaît de fait un essor très
rapide, grâce notamment à l'explosion des salles de jeux clandestines
contrôlées par les mafias. Pour répondre à la demande, Fusajiro agrandit
la petite usine de Kyoto. Afin de s'assurer l'exclusivité de la
distribution, il ouvre des magasins dans toutes les grandes villes du
Japon. En 1929, fortune faite, Fusajiro Yamauchi se retire
définitivement des affaires. N'ayant qu'une fille, il décide alors,
selon la tradition japonaise, de confier les rênes de l'entreprise à
l'homme qu'il lui a choisi pour époux, Sekiryo Keneda, à la condition
cependant que celui-ci prenne le nom de Yamauchi. Entre les deux époux,
les relations sont dès le départ exécrables, la fille de Fusajiro
Yamauchi, Tei, ne supportant pas le mari que son père lui a imposé.
Sekiryo se révèle cependant un entrepreneur brillant. Diversifiant la
gamme ( il introduit le poker au Japon), il achève de faire de Nintendo,
dont le siège est transféré à Tokyo, le leader incontesté des jeux de
cartes pour adultes au Japon.
Mais il était dit que la
malchance poursuivrait la famille ! Comme Fusajiro, Sekiryo Yamauchi et
son épouse n'ont que des filles. Comme cela s'était passé en 1929, le
couple décide donc de choisir pour successeur l'époux de leur fille
aînée Kimi, un certain Shikanojo Inaba, sous réserve qu'il perpétue le
nom de Yamauchi. Mais les choses, cette fois, ne se passent pas tout à
fait comme prévu. Issu d'une prestigieuse famille d'artisans, Shikanojo
se révèle un séducteur impénitent, plus intéressé par les femmes que par
les affaires. Instable, il finit en 1933 par abandonner sa femme et son
jeune fils, le petit Hiroshi, né en 1927. Faute de successeur, Sekiryo
Yamauchi reste donc à la tête de l'entreprise. Il se charge aussi de
l'éducation du jeune garçon. Avec un objectif : faire d'Hiroshi, seul
mâle de la famille et héritier désigné, un homme cultivé, respectueux
des traditions et des codes de conduite...
Il y aura beaucoup de mal !
Les années passant, le futur patron de Nintendo se montre en effet
arrogant, indiscipliné et totalement irrespectueux des traditions
japonaises que ses grands-parents essaient de lui transmettre. En 1940,
le jeune homme est censé se préparer à une carrière d'ingénieur ou de
juriste. Mais, à treize ans, il ne montre aucun enthousiasme pour les
études. Survient alors la guerre. Trop jeune pour être mobilisé, Hiroshi
sera finalement affecté dans une usine d'armement. A la fin de la
guerre, âgé de dix-huit ans, il s'inscrit à l'université de Waseda pour y
étudier le droit. Un an plus tard, il épouse Michiko Inaba, fille d'une
vieille famille de samouraïs. Le mariage a été arrangé par ses
grands-parents. Ayant hérité de son père une propension à courir les
femmes, Hiroshi Yamauchi entretiendra toujours des relations difficiles
avec son épouse...
C'est ce jeune homme
dissipé, peu diplômé et sans véritable vocation qui, en février 1949,
est appelé à la tête de Nintendo. Quelques semaines plus tôt, son
grand-père a été victime d'une crise cardiaque. Avant de mourir, il
convoque son petit-fils pour lui confier les destinées de l'entreprise. A
son grand-père mourant, le jeune homme pose une condition : être le
seul membre de la famille au sein de Nintendo. Sitôt en poste, sa
première décision est d'ailleurs de licencier l'un de ses cousins. A
vingt-deux ans, voilà donc Hiroshi Yamauchi patron de la première
entreprise de cartes à jouer du Japon. Mais il lui reste une dernière
épreuve : se faire accepter par les collaborateurs de son grand-père,
qui n'apprécient guère de devoir rendre des comptes à ce jeune homme
sans expérience. Faisant preuve d'une volonté de fer dont personne ne
l'aurait cru capable, Hiroshi Yamauchi règle définitivement le problème
en licenciant du jour au lendemain tous les cadres de l'entreprise. Plus
personne n'osera désormais contester son autorité. Jusqu'à son départ
de Nintendo en 2002, Yamauchi mènera l'entreprise d'une main de fer,
prenant seul ses décisions et se fiant à ses intuitions.
Les intuitions,
justement... A peine à la tête de l'entreprise, le jeune patron décide
de faire prendre à Nintendo une orientation nouvelle. Au carton des
cartes à jouer, il substitue dès 1951 le plastique, matériau
relativement récent, qui permet de fabriquer des cartes beaucoup plus
résistantes. C'est un succès. Huit ans plus tard, il frappe encore plus
fort en concluant avec Disney un accord de licence l'autorisant à
reproduire sur ses cartes les personnages de la firme, notamment Donald.
Un moyen pour Nintendo de « surfer » sur la fascination qu'exerce, sur
les Japonais, l'« american way of life » et, surtout, de conquérir un
marché que l'entreprise a totalement délaissé depuis sa création : celui
des enfants. C'est un véritable triomphe : l'année même de leur
lancement, les boîtes dans lesquelles Nintendo présente toute la
collection des figurines Disney se vendent à 600.000 exemplaires.
C'est alors que Hiroshi
Yamauchi commet la seule véritable erreur de sa carrière. De passage aux
Etats-Unis à la fin des années 1950 afin de visiter les installations
du leader mondial de la carte à jouer, United States Playing Card
Company, il est stupéfait -et profondément déçu -de voir que cette
entreprise alimente le marché mondial à partir d'une usine très modeste.
« Le marché du jeu n'a aucun avenir car il n'est pas indispensable »,
analyse-t-il à son retour au Japon. Grave erreur de jugement ! Qui le
pousse à chercher de nouvelles pistes de développement. Il décide de
diversifier Nintendo dans trois directions : l'alimentation, avec le
lancement d'un autocuiseur pour le riz; les transports, avec la création
d'une chaîne de taxis; l'hôtellerie enfin, avec le concept de « love
hotels », des établissements où les couples japonais -légitimes ou non
-peuvent louer des chambres à l'heure. Surprenantes diversifications
qui, comme cela était prévisible, se soldent par des échecs cuisants.
Confrontés à une concurrence acharnée, les autocuiseurs Nintendo
n'arrivent pas à se vendre. Paralysée par des grèves à répétition dues à
la gestion autoritaire de Yamauchi, la chaîne de taxis doit être
revendue en catastrophe. Quant aux « love hotels » -dont la rumeur
affirme que son fondateur est le principal client, tant ses frasques
extraconjugales sont nombreuses -ils suscitent de violentes polémiques
et deviennent rapidement un repaire de prostituées et de mafieux. En
1966, Nintendo est revenu au point de départ. Affaibli par ce triple
échec, il est au bord du dépôt de bilan.
« Inventer quelque chose de grand »
Echaudé, Hiroshi Yamauchi décide alors de revenir vers l'univers du jeu, un marché qui, en ces temps de croissance économique, connaît un bel essor. L'artisan clef de cette reconversion est un ingénieur électricien de vingt-six ans embauché un an plus tôt pour superviser la fabrication des cartes à jouer : Gunpei Yokoi. Travaillant en étroite collaboration et en toute confiance avec Yamauchi -qui lui a recommandé d' « inventer quelque chose de grand » -il crée, en 1966, le célèbre Ultra Hand, une sorte de main extensible en plastique pourvue de pincettes permettant de jouer avec de petites balles. L'année même de son lancement, ce jouet pour enfants se vend à 1,2 million d'exemplaires ! propulsant du jour au lendemain Nintendo à la première place des fabricants de jouets japonais. D'autres blockbusters suivront, comme ce pistolet laser en plastique fonctionnant sur piles que les petits Japonais s'arrachent.
Echaudé, Hiroshi Yamauchi décide alors de revenir vers l'univers du jeu, un marché qui, en ces temps de croissance économique, connaît un bel essor. L'artisan clef de cette reconversion est un ingénieur électricien de vingt-six ans embauché un an plus tôt pour superviser la fabrication des cartes à jouer : Gunpei Yokoi. Travaillant en étroite collaboration et en toute confiance avec Yamauchi -qui lui a recommandé d' « inventer quelque chose de grand » -il crée, en 1966, le célèbre Ultra Hand, une sorte de main extensible en plastique pourvue de pincettes permettant de jouer avec de petites balles. L'année même de son lancement, ce jouet pour enfants se vend à 1,2 million d'exemplaires ! propulsant du jour au lendemain Nintendo à la première place des fabricants de jouets japonais. D'autres blockbusters suivront, comme ce pistolet laser en plastique fonctionnant sur piles que les petits Japonais s'arrachent.
Mais du jeu pour enfants au
jeu électronique, il y a plus qu'un pas ! L'idée en vient à Yamauchi un
soir de 1975. Alors qu'il dîne chez des amis, la discussion porte sur
les avancées récentes de l'informatique. Pourquoi, pense alors le PDG de
Nintendo, ne pas utiliser l'informatique pour des jeux destinés à toute
la famille ? Observateur du marché, Hiroshi Yamauchi n'ignore bien sûr
rien des succès de la firme américaine Atari qui, en 1972, a lancé sa
première borne d'arcade -le fameux Pong, acte de naissance du jeu vidéo
-et qui, en cette année 1975, s'apprête à dévoiler sa première console à
cartouche, l'Atari VCS. La réussite d'Atari achève de persuader
Yamauchi du potentiel du marché des jeux vidéo. Au lendemain de ce
dîner, le PDG convoque Gunpei Yokoi et lui demande de créer une console.
Ce sera la Color TV Game 6, lancée en juin 1977. Au départ, Hiroshi
Yamauchi aurait souhaité concevoir et construire la console de A à Z.
Mais il doit y renoncer, faute de savoir-faire dans le domaine des
microprocesseurs. C'est finalement la firme Mitsubishi, avec laquelle
Nintendo conclut un partenariat, qui se chargera de fournir les
composants.
Première console lancée sur
le marché japonais, la Color TV Game 6 est un succès. Grâce aux
magasins contrôlés directement par Nintendo dans toutes les villes du
Japon -un lointain héritage du fondateur -elle se vend à plusieurs
millions d'exemplaires, tout comme la Famicom, sortie en 1983 et qui
s'écoulera à 60 millions d'exemplaires dans le monde entier, ou bien
encore la série des Super Mario. Pour Nintendo, c'est une époque faste.
Afin de stimuler la créativité de ses équipes, son PDG rompt avec les
usages en vigueur au sein du capitalisme nippon. Les règlements les plus
contraignants sont ainsi allégés, l'obligation de chanter chaque jour
l'hymne national supprimée, les activités collectives rendues
facultatives. Dans l'Archipel, Hiroshi Yamauchi fait beaucoup jaser, en
raison notamment de sa liberté de ton qui le pousse à se moquer
publiquement de ses concurrents. Un comportement très inhabituel au
Japon. Passionné de base-ball, l'entrepreneur fera aussi la une des
journaux américains lorsqu'il achètera, au début des années 1990, les
Mariners de Seattle, suscitant une volée de critiques, dont certaines
ouvertement racistes.
Le véritable tournant dans
l'histoire de la firme a lieu à la fin des années 1980 lorsque Hiroshi
Yamauchi demande à Gunpei Yokoi de travailler sur une console portative
pouvant être vendue à bas prix. Ainsi naît, en 1989, la Game Boy,
première console de poche et véritable révolution sur le marché des jeux
vidéo. Elle se vendra à 118 millions d'exemplaires ! Cette console, et
ses nombreuses déclinaisons, propulse Nintendo parmi les tout premiers
fabricants mondiaux de jeux électroniques. Plus que le contenant -la
console elle-même -c'est en fait le contenu -les jeux -qui tire la
croissance du groupe. Hiroshi Yamauchi est en effet le premier à avoir
compris que la conquête du marché passait d'abord par le lancement de
jeux susceptibles de séduire un vaste public. L'extraordinaire succès
des Pokémon le démontre amplement. En 2002, Hiroshi Yamauchi se retire
de la direction de Nintendo, laissant à son successeur le soin de mener à
bien une autre révolution technologique : celle de la Wii. Agé de
quatre-vingt-quatre ans et devenu l'un des hommes les plus riches du
Japon, il continue cependant à garder un oeil sur l'entreprise
familiale. (tristan.gaston-breton@kgb-co.fr)
0 commentaires:
Enregistrer un commentaire