Au coeur de la Ruhr, la ville d'Essen ne vit, dans les années 1880, que pour et par Alfred Krupp. Pendant plus de cinquante ans, l'empire familial ne va cesser de s'étendre, pour devenir le symbole de la puissance industrielle du Reich.
Maintenant, enfin, il triomphait. Lui, dont la
jeunesse n'avait été qu'une longue série d'efforts, recevait à présent,
chez lui, des
généraux, des ministres et des princes, à commencer par le premier d'entre eux : le kaiser Guillaume I er. Féru de choses militaires, l'empereur d'Allemagne aimait parcourir, raide comme un piquet et le torse bombé, l'immense usine de canons que lui, Alfred Krupp, avait édifiée à Essen à partir de la fonderie en ruines, que lui avait léguée son père. En ces années 1880, des milliers d'ouvriers travaillaient à produire des roues de chemins de fer, des laminoirs, et surtout, ces canons qui faisaient la réputation de la firme. La ville elle-même, Essen, dont la population avait été multipliée par près de 50 en vingt-cinq ans, ne vivait que pour et par Krupp. L'usine s'étendait, immense, au coeur de l'agglomération qu'elle abreuvait de ses fumées fétides. Krupp était la première entreprise d'Europe et le premier fabricant de canons au monde. Le symbole de la puissance industrielle du Reich…
généraux, des ministres et des princes, à commencer par le premier d'entre eux : le kaiser Guillaume I er. Féru de choses militaires, l'empereur d'Allemagne aimait parcourir, raide comme un piquet et le torse bombé, l'immense usine de canons que lui, Alfred Krupp, avait édifiée à Essen à partir de la fonderie en ruines, que lui avait léguée son père. En ces années 1880, des milliers d'ouvriers travaillaient à produire des roues de chemins de fer, des laminoirs, et surtout, ces canons qui faisaient la réputation de la firme. La ville elle-même, Essen, dont la population avait été multipliée par près de 50 en vingt-cinq ans, ne vivait que pour et par Krupp. L'usine s'étendait, immense, au coeur de l'agglomération qu'elle abreuvait de ses fumées fétides. Krupp était la première entreprise d'Europe et le premier fabricant de canons au monde. Le symbole de la puissance industrielle du Reich…
Alfred Krupp était tombé très
jeune dans l'acier. Très précisément à l'âge de quatorze ans, lorsque
son père Friedrich est mort sur un matelas bourré de paille,
complètement ruiné. C'était en 1826. Longtemps, les Krupp avaient figuré
parmi l'élite d'Essen. Commerçants prospères, ils s'étaient lancés dans
la fabrication d'acier lorsque Friedrich Krupp avait créé une modeste
fonderie d'acier fondu. L'affaire, hélas, avait mal tourné. La Berne, la
rivière au bord de laquelle Friedrich avait édifié l'établissement,
était, en effet, un cours d'eau irrégulier et capricieux. Qu'une année
sèche survienne et la roue hydraulique s'arrêtait tout net. C'est ce qui
était arrivé en 1824, plongeant l'entreprise dans de graves
difficultés. Endetté, Friedrich avait tout perdu : sa fortune, sa
maison, ses fonctions au conseil municipal d'Essen et son honneur. Quant
à la fonderie, on l'avait simplement abandonnée. C'est d'elle, dont
Alfred, placé par sa mère à la tête de ce qui restait des affaires
familiales, avait héritée.
Curieux
personnage que cet Alfred Krupp, l'homme qui devait redonner tout son
lustre à la dynastie. En 1826, c'est un adolescent grand et maigre,
gauche et nerveux, avec un air de tension insoutenable. Ses bizarreries
sont déjà là et devaient, plus tard, fasciner l'Europe. Sa peur maladive
du feu - un comble pour un sidérurgiste ! - et, surtout, son fétichisme
du fumier. Tourmenté, Alfred croit, en effet, au pouvoir créateur du
crottin de cheval mêlé à de la paille. Au point, plus tard, de se faire
construire son cabinet de travail au-dessus d'un tas de fumier.
Hypocondriaque au dernier degré - il lui arrive de rester alité
plusieurs semaines d'affilée, - il est convaincu que ses propres
exhalaisons sont toxiques. Pour éviter de mourir asphyxié, il ne cesse
de bouger, accentuant l'impression de nervosité qui l'habite
constamment. L'approche de la nuit le panique. Dormir, c'est rester
immobile… Alors, il ne dort pas, ou très peu, passant ses nuits à
écrire, à faire des plans et à jeter d'innombrables projets sur le
papier. Car ce grand névrosé est aussi un créatif exceptionnel doté
d'une énergie peu commune. Dix ans durant, épuisé et mal nourri, il
pousse impitoyablement au travail les cinq fondeurs, dont il a hérités
avec la forge, fabricant des couteaux de bouchers, des coins, des outils
et quelques monnaies, jusqu'à pouvoir acheter un moteur à vapeur qui
met, enfin, un terme aux caprices de la Berne. Distant, paranoïaque,
hypocrite, l'homme ne recule devant rien pour remonter la pente. A ses
clients, il ment ouvertement pour prendre des marchés, présentant sa
modeste fonderie, toujours au bord de la crise de trésorerie, comme une
entreprise réputée dans toute l'Allemagne. Dans les années 1840, il
sillonne l'Europe en quête d'idées nouvelles. On le voit à Paris - dont
il ne visite pas un monument -, à Londres et Liverpool où, doté d'un
faux passeport, il se fait passer pour un aristocrate anglais… alors
même qu'il ne parle pas un mot de la langue de Shakespeare ! On le voit
aussi à Varsovie, à Saint-Pétersbourg et à Bruxelles, tâchant à chaque
fois de voler les secrets industriels de ses concurrents. De ce périple,
il ramène quelques idées qui lui permettent de déposer un brevet pour
la fabrication de couverts en acier fondu. Un vrai succès, enfin, qui
lui apporte une certaine notoriété. En 1845, la fonderie compte une
centaine d'ouvriers. Cette même année, lors de l'une de ses crises
d'insomnie, il dessine deux canons de fusil creux en acier étiré à
froid. Ces simples croquis vont bouleverser les destinées de
l'entreprise…
Fumées crasseuses
Mais
il lui en faudra du temps, là encore, pour être pris au sérieux par
l'état-major. L'acier, en effet, n'intéresse pas l'armée, obstinément
fidèle au fer et au bronze, réputés plus solide. Même le canon
expérimental qu'il livre à la Prusse en 1847, malgré d'incontestables
performances, ne convainc pas. Il restera sous une bâche deux ans
durant. Cassant, volontiers méprisant et pour tout dire totalement
asocial, Alfred a du mal à se concilier les généraux qui, de leur côté,
n'apprécient guère que cet homme prématurément vieilli, à la silhouette
desséchée et aux gestes saccadés s'occupe de leurs affaires. Il faudra
attendre 1861 et l'accession de Guillaume Frédéric Louis de Hohenzollern
au trône de Prusse pour qu'enfin, Alfred trouve une oreille attentive.
Entre-temps, Krupp s'est lancé, avec succès, sur le marché en plein
essor des chemins de fer, produisant des essieux, des ressorts, et
surtout des roues pleines pour locomotives qu'il exporte jusqu'aux
Etats-Unis. Employant, désormais, pas loin de 2.000 ouvriers, l'ancienne
fonderie est devenue une firme puissante qui couvre plusieurs dizaines
d'hectares. Entre-temps également, Alfred s'est marié avec Bertha
Eichhoff, pour laquelle il a fait construire une maison au pied même de
l'usine. La malheureuse, qui lui donnera un enfant, n'a pas supporté
longtemps les fumées crasseuses qui envahissent les pièces, s'infiltrant
jusque dans les armoires où elles couvrent le linge d'une perpétuelle
pellicule noire. Elle n'a pas non plus supporté les manies de son
étrange époux, ses silences, ses phobies et cette habitude qu'il a de
passer de longues heures au sommet de la tour, dont il a flanqué la
demeure familiale, et d'où il scrute l'usine, notant méticuleusement les
ouvriers retardataires. Excédée, Bertha passera sa vie de villes d'eaux
en villégiatures, fuyant comme la peste Essen, l'usine, ses fumées, son
mari et ses canons…
Roi de Prusse et
bientôt empereur d'Allemagne, Guillaume Frédéric, lui, apprécie ce
curieux personnage, qu'à partir de 1861, il convoque régulièrement dans
son palais de Potsdam, et qui se répand devant lui en flagorneries.
Perspicace, Alfred a, en effet, tout de suite perçu la fascination du
roi pour la chose militaire. Ambitieux, agressif, Guillaume veut doter
son pays d'une armée moderne. Quoi de mieux, pour y parvenir, que de
l'équiper de ces canons à chargement par la culasse - une première ! -
que Krupp a mis au point, dès 1858, mais que l'état-major se refuse à
tester ? Guillaume, lui, en commandera 312 d'un coup, propulsant la
firme parmi les « grands » européens du secteur de l'armement. Et tant
pis si, en 1865, plusieurs exemplaires éclatent lors de tirs d'essais,
déchiquetant au passage les servants et quelques observateurs
imprudents. Epouvanté, Alfred s'enfuit littéralement, abandonnant Essen
et l'Allemagne, passant de longs mois affublé d'une perruque à Nice aux
côtés de son épouse qui a le plus grand mal à s'en débarrasser. Grand
seigneur, Guillaume passe l'éponge. Bien lui en prend. En 1866, la
guerre austro-prussienne démontre la supériorité écrasante des canons
Krupp. Tout comme la guerre contre la France, cinq ans plus tard. La
naissance du premier Reich, en 1871, est un peu la victoire d'Alfred.
Devenu intouchable, l'homme est, désormais, un familier de l'empereur et
de son redoutable chancelier, Bismarck, qui le reçoivent régulièrement
en audience privée. Réputés pour leur efficacité, les canons Krupp
abreuvent toute l'Europe, à l'exception notable de la France qui
- patriotisme économique oblige ! - préfère ceux fabriqués par Schneider
et Creusot-Loire.
Devenu l'un des
hommes les plus puissants d'Europe, Alfred est, pourtant, un homme
désespérément seul. Depuis 1864, il réside dans la villa Hügel, une
sinistre demeure qu'il a fait édifier sur une colline, un peu à l'écart
de son usine et qui compte un nombre incalculable de pièces. Les
fenêtres y sont scellées en permanence, pour éviter toute contamination,
et les matières inflammables, comme le bois, y sont bannies. Sa chambre
à coucher est gardée par trois portes métalliques toujours
verrouillées. Seule curiosité : son cabinet de travail, où l'industriel
peut respirer à loisir l'odeur du fumier. Les grands de ce monde y font
de fréquents passages - l'empereur y a même un appartement réservé. Mais
bien peu y restent, tant le maître des lieux se montre aride avec ses
hôtes. Rien ne l'intéresse. Pas même son épouse, dont il se dit qu'elle
vit le parfait amour avec un bel inconnu, quelque part sur la Côte
d'Azur. Rien, sauf bien sûr son usine. Avec le temps, Alfred est devenu
de plus en plus exigeant. Les ouvriers sont mis à l'amende pour une
broutille. Obsédé par l'ordre et la discipline, l'industriel leur
interdit de s'absenter ou même de boire sans une autorisation écrite
d'un contremaître. En contrepartie, le personnel bénéficie d'une
protection sociale sans équivalent en Europe et même dans le monde.
Lorsqu'Alfred meurt, en 1887, usé par le labeur et ses phobies
dévorantes, il laisse à son fils un empire industriel qui, à Essen,
emploie plus de 30.000 ouvriers et qui s'étend sur plus de 1 million de
mètres carrés. Implanté au coeur de la Ruhr, cet empire allait être,
pendant plus de cinquante ans encore, l'un des plus puissants soutiens
du militarisme allemand.
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