Les Michelin, par Tristan Gaston-Breton, historien d'entreprises (09/08/2000)
Après quarante-quatre ans de règne, François Michelin a cédé l'an passé les commandes du géant mondial des pneumatiques à son fils Edouard, trente-sept ans. Une transmission de pouvoir préparée depuis une bonne dizaine d'années. C'est qu'à Clermont-Ferrand, on n'a pas l'habitude de malmener les rites de succession au sein de la « gérance »...
En 1959, le général de Gaulle eut droit à un traitement de faveur. En
visite à Clermont-Ferrand, le fondateur de la Ve République eut le
privilège de pénétrer dans des unités de recherche-développement de
l'usine Michelin, un site quasiment aussi protégé que la salle des
commandes de la force de frappe nucléaire. Bien sûr, l'escorte du
général _ ministres et autres notables _ dut patienter à l'entrée des
bâtiments... C'est cela la légende Michelin : un assemblage d'anecdotes
sur les cocasses manies de prudence, de secret et d'économie d'une
famille qui aura réussi à construire _ hors des sphères du pouvoir
parisien _ l'une des rares et authentiques multinationales françaises
(plus de 90 milliards de francs de chiffre d'affaires et plus de 100.000
salariés répartis dans le monde). Michelin, entreprise intégralement
mondialisée qui se flatte de son enracinement dans la terre d'Auvergne.
Michelin, colosse industriel d'avant-garde que les relais d'opinion se
plaisent à accompagner d'une imagerie désuète.
L'histoire des Michelin est
étroitement liée à la ville de Clermont-Ferrand. Tout commence en 1832 dans les premiers temps du règne de Louis-Philippe, avec l'association de deux industriels : Edouard Daubrée et Aristide Barbier. La fabrication et la vente de bandes en caoutchouc, mais aussi la réalisation d'articles en fer, telle est l'activité de la société que les deux associés installent place des Carmes à Clermont, là où se trouve toujours l'usine historique de Michelin. La manufacture Barbier & Daubrée connaît un bel essor. La mort des fondateurs ouvre une ère de crise. Dirigée par le fils d'Aristide Barbier, l'entreprise ne tarde pas à connaître de lourdes difficultés. En 1886, la situation est à ce point désespérée que la famille Barbier décide de faire appel à un proche cousin : André Michelin. Pourquoi ce choix ?
étroitement liée à la ville de Clermont-Ferrand. Tout commence en 1832 dans les premiers temps du règne de Louis-Philippe, avec l'association de deux industriels : Edouard Daubrée et Aristide Barbier. La fabrication et la vente de bandes en caoutchouc, mais aussi la réalisation d'articles en fer, telle est l'activité de la société que les deux associés installent place des Carmes à Clermont, là où se trouve toujours l'usine historique de Michelin. La manufacture Barbier & Daubrée connaît un bel essor. La mort des fondateurs ouvre une ère de crise. Dirigée par le fils d'Aristide Barbier, l'entreprise ne tarde pas à connaître de lourdes difficultés. En 1886, la situation est à ce point désespérée que la famille Barbier décide de faire appel à un proche cousin : André Michelin. Pourquoi ce choix ?
Né en 1853, André Michelin était le fils de Jules Michelin et d'une
fille Barbier. Jules avait commencé sa carrière comme employé des
Douanes, réservant tout son temps libre à sa véritable passion : la
peinture. Paysagiste de talent, il avait participé à la plupart des
salons des années 1850 et 1860. A la suite de son mariage avec Adèle, il
était entré au bureau parisien de Barbier & Daubrée, sans pour
autant lâcher ses précieux pinceaux.
Quant à son fils André, diplômé de l'Ecole centrale, il avait créé à
Bagnolet une prospère société de charpentes métalliques. Au début des
années 1880, il avait épousé Sophie Wolff, la fille d'Auguste Wolff,
célèbre fabricant de pianos, faisant ainsi son entrée dans la grande
bourgeoisie. A trente-trois ans, le voilà donc invité à s'installer à
Clermont-Ferrand avec pour mission d'éviter le dépôt de bilan de Barbier
& Daubrée. Dès son arrivée place des Carmes, le jeune homme décide
de réorienter les productions de l'entreprise. Son premier succès est un
patin de frein pour véhicule à cheval. Deux ans après son arrivée, les
affaires ont si bien repris qu'André Michelin décide d'appeler à ses
côtés son frère Edouard, deuxième fils de Jules Michelin. Les deux
frères n'ont rien en commun. Né en 1846, licencié en droit, Edouard
Michelin a été reçu premier au concours de l'Ecole des beaux-arts avant
d'être admis dans l'atelier de William Bouguereau. Réticent, au départ, à
répondre à l'appel de son frère, cet authentique artiste prend
finalement le chemin de Clermont-Ferrand. En 1889, la firme Barbier
& Daubrée devient la société en commandite par actions Michelin
& Cie. André ayant souhaité ne pas totalement perdre de vue ses
affaires parisiennes, c'est Edouard, l'artiste contrarié, qui est nommé
gérant.
Deux ans plus tard, les deux frères décident de se consacrer entièrement
au caoutchouc et au pneu à chambre à air, inventé en 1888 par
l'ingénieur Dunlop. « Il faut inventer un pneu immédiatement démontable
que le premier imbécile venu puisse remonter », lance Edouard à son
frère. En 1891, l'invention est prête. Testé lors de la course cycliste
Paris-Brest-Paris, le pneumatique arrive bon premier, entraînant un
afflux massif de commandes. C'est le début d'une fulgurante ascension
qui, en quelques années, portera Michelin au premier rang mondial du
secteur. En 1896, la firme sort les premiers pneus pour fiacres à
cheval, en 1895, ses premiers pneus automobiles, pour la promotion
desquels les deux frères n'hésitent pas à prendre eux-mêmes le volant de
« L'Eclair » pour l'une des premières courses automobiles de
l'histoire. Suivent des pneus pour poussettes et pour les chaises
roulantes, à chaque fois plus résistants. Innovateurs et techniciens de
génie, Edouard et André accordent également une importance primordiale à
la promotion pour laquelle ils emploient le ton direct, sobre et
logique qui restera toujours celui de la maison. Après le célèbre slogan
« Le pneu Michelin boit l'obstacle » en 1895, c'est la naissance, trois
ans plus tard, du célèbre Bibendum dont Edouard a l'idée devant une
pile de pneus. En 1900 enfin, André Michelin crée le célèbre Guide pour
les automobilistes. Les premières étoiles de restaurants seront
accordées en 1925.
Au début du siècle, la firme est déjà le premier fabricant de
pneumatiques au monde. Avec plus de 700 ouvriers, l'usine de la place
des Carmes est également l'une des plus modernes de son temps.
Paternalistes à la façon du XIXe siècle, les deux frères ont multiplié
les institutions sociales pour leurs salariés. Services médicaux,
colonies de vacances, installations sportives et logements sociaux
fleurissent à Clermont-Ferrand. La firme est également l'une des
premières à instituer un système de participation aux bénéfices. Jusqu'à
la crise des années 30, Michelin & Cie continuera ainsi sur sa
lancée. Dès 1905, la firme exporte ses pneumatiques en Grande-Bretagne
et en Allemagne. Deux ans plus tard, une première usine est ouverte aux
Etats-Unis tandis que sont lancés les pneus antidérapants à bandes de
roulement plates puis les pneus basse pression. En 1928, l'usine
clermontoise couvre déjà 51 hectares et emploie près de 20.000
personnes. Cette année-là, 1.000 nouveaux logements sociaux, « pourvus
d'un confort simple et d'une hygiène maximale » sont construits par
l'entreprise.
Mais déjà, les nuages s'amoncellent. En 1931, c'est la mort d'André,
suivie du retrait d'Edouard. Tandis que le fils aîné d'André, Marcel,
supervise de Paris les services touristiques, le fils aîné d'Edouard,
Etienne _ le père de François Michelin _, prend les rênes de
l'entreprise. Un an plus tard, c'est le drame : passionné d'aviation,
Etienne Michelin se tue dans un accident, obligeant Edouard à sortir de
sa retraite. Il reprend du service le temps pour son second fils Pierre,
alors âgé de vingt-neuf ans, de faire ses preuves. Aux drames familiaux
s'ajoutent bientôt les effets de la crise économique des années 30.
Durement frappée par l'effondrement de ses marchés, Michelin & Cie
tente de s'en sortir en recherchant de nouveaux débouchés, comme la
fameuse micheline, le premier autorail sur pneus dont le nom devait
rester dans la mémoire des Français. Mais, surtout, la firme fait une
entrée spectaculaire dans le monde de l'automobile en reprenant à la
mort d'André Citroën, en 1934, les usines Citroën, alors au bord du
dépôt de bilan, et dont Michelin est le principal créancier.
En 1937, alors que la fin de la crise semble se profiler, un deuxième
drame frappe Edouard Michelin. Son fils Pierre se tue à son tour, cette
fois dans un accident de voiture. Brisé, le patriarche décide alors de
faire de son petit-fils François son successeur. En attendant que
celui-ci ait l'âge requis, il dirige la firme avec son gendre Robert
Puiseux, en qui il a toute confiance. Le duo ne durera pas longtemps :
en 1940, Edouard Michelin s'éteint dans son manoir de La Baraque, près
du village d'Orcines.
C'est à Robert Puiseux qu'il appartiendra de gérer la firme pendant les
heures noires de l'Occupation. Si l'entreprise doit se prêter à un
marché avec les Allemands _ accès aux fils de coton produits dans le
nord occupé de la France contre stocks de caoutchouc brut _, Robert
Puiseux ne se presse guère pour collaborer et ferme volontiers les yeux
sur le sabotage de la production. Patron des essais et industriel de
talent, le fils aîné d'André Michelin, Marcel, s'engage pour sa part
résolument aux côtés de la Résistance, créant un refuge pour les
réfractaires du STO avant de mettre en place des filières d'évacuation
vers la Grande-Bretagne où deux de ses fils sont pilotes dans la RAF.
Arrêté en 1943, Marcel Michelin mourra en déportation.
1949. Tandis que l'Europe panse ses plaies, Michelin fait un retour
remarqué sur le marché en lançant le célèbre pneu Radial à bande
d'acier, conçu dans le plus grand secret pendant la guerre. C'est aussi
l'année où François Michelin fait ses premières armes dans l'entreprise.
Né en 1926, très tôt orphelin de père et de mère, le petit-fils
d'Edouard a été élevé à Annecy par une soeur de sa mère. Tenu à l'écart
de l'université en raison des mauvaises fréquentations qu'il pouvait y
faire, il a effectué toute sa scolarité dans un pensionnat religieux
avant de décrocher une licence de mathématiques. En 1951, à vingt-cinq
ans, ce jeune homme qui a connu une enfance un peu triste commence son
véritable apprentissage aux usines Michelin, dans le plus total
anonymat, d'abord comme ouvrier tourneur puis comme voyageur de
commerce. En 1955, il entre au comité de direction comme cogérant. Trois
ans plus tard, il devient seul gérant responsable. A trente-deux ans,
le nouveau patron se présente comme un homme hors mode. Catholique
pratiquant, affichant des opinions conservatrices, passionné
d'innovation, entièrement dévoué à l'entreprise, ne quittant
Clermont-Ferrand que s'il y est obligé, c'est un méditatif, un solitaire
qui aime parcourir les usines, vêtu de costumes élimés, s'arrêtant pour
saluer un visage familier. Avec lui, la tradition de secret et de
discrétion de la famille atteint des sommets. Pendant longtemps, la
firme, protégée de toute intrusion extérieure par son statut de société
en commandite, communiquera sur elle-même avec la plus grande parcimonie
alors qu'à l'inverse, sa publicité commerciale est d'une redoutable
efficacité. Quant aux décisions, elles se prennent à la gérance, le
coeur de l'entreprise.
D'un autre âge le style François Michelin ? Peut-être. Il n'empêche que
son long mandat correspond à un essor remarquable de l'entreprise qui
passera du dixième au premier ou deuxième rang mondial selon les
péripéties des restructurations du secteur. Sous le règne de François
Michelin, le groupe de Clermont-Ferrand devient l'une des rares
entreprises industrielles françaises intégralement mondialisée. C'est à
lui que la firme doit de se réimplanter de manière massive sur le marché
américain que Michelin avait dû abandonner pendant la crise des années
30. Cette stratégie trouvera sa consécration en 1990 avec la reprise
d'Uniroyal-Goodrich. C'est également François Michelin qui, en 1976,
prend la décision de se désengager de Citroën, cédé au groupe Peugeot.
Au début des années 90, Edouard, l'un des six enfants de François est
mis sur orbite. Né en 1963, il a fait ses premières armes à l'âge de
seize ans, sur un établi de la vieille usine des Carmes. Choisi par son
père parce qu'il est « le plus capable », le jeune Edouard se préparera
longuement aux fonctions qui l'attendent. Diplômé de l'Ecole centrale,
ce chrétien convaincu, passionné de théologie et de marche en montagne,
et dont la seule fantaisie connue est le goût des belles voitures,
effectue son stage de fin d'études dans l'usine Michelin de Greenville,
en Caroline du Sud. En 1989 enfin, après un service militaire effectué
comme officier de quart dans les sous-marins nucléaires, il commence son
parcours dans l'entreprise : stage en usine puis sur les routes, avec
les commerciaux de l'entreprise, responsable de fabrication, patron des
usines Michelin et de l'activité poids lourds aux Etats-Unis. Et, enfin,
l'entrée dans le saint des saints de la gérance en 1993. «
L'iconoclaste » comme le surnomme son père devant la presse, un jour de
confidence, a tôt fait d'imprimer sa marque sur l'entreprise plus que
centenaire. De son long séjour aux Etats-Unis, où il travaillera
notamment avec Carlos Ghosn, aujourd'hui patron de Nissan, Edouard
Michelin a ramené de nouvelles idées et de nouveaux concepts. Revenu en
France, sa première décision consistera ainsi à augmenter le prix des
pneus de première monte. Dans le même temps, il s'attaque à une réforme
de l'organisation et des méthodes de l'entreprise.
Ce n'est donc pas à un novice que François Michelin cède les rênes de
l'entreprise en juin 1999. Prise de conscience des contraintes de
rentabilité à venir dans un secteur automobile qui change de règles du
jeu ? Volonté d'imprimer sa marque sur la gestion de la firme ? Toujours
est-il que la première grande décision publique d'Edouard _ l'annonce
concomitante de résultats conjoncturels corrects et de 7.500
suppressions d'emplois en Europe _ soulèvera, malgré les mesures
d'accompagnement et l'absence quasi totale de licenciements secs, un
véritable tollé dans la classe politique. Bien malgré lui, l'héritier de
l'une des plus prestigieuses dynasties françaises des affaires devra
assumer la notoriété du fameux « amendement Michelin » et des débats qui
l'ont accompagné. Pas facile de se transformer en entreprise
communicante quand pendant un siècle on a cultivé le goût du secret...
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